Publié le 27 juin 2013 | Par Jade Lindgaard
Extraits
Chargé de l’évaluation environnementale du site menacé par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le bureau d’études Biotope est soupçonné de détournement d’emplois jeunes. Le rapport initial sur les oiseaux et les reptiles, qui fait tant débat aujourd’hui, a été réalisé par un jeune sous-traitant employé par une agence de voyage de façade. Ces révélations mettent en doute la rigueur des études préalables au projet.
Mardi 18 juin, la société a été entendue par le tribunal des prud’hommes de Nantes, à la demande d’un ancien collaborateur, Bertrand Delprat qui réclame la requalification de son licenciement et la reconnaissance du lien de travail entre lui et le bureau d’études pour la période de 2000 à 2007. Le jugement est attendu le 10 septembre.
Derrière ce conflit du travail, se cache une histoire peu banale. Pendant sept années, le jeune ornithologue affirme avoir travaillé pour l’agence Loire-Bretagne de Biotope, à Bouguenais, près de Nantes, où il disposait d’un bureau et d’un numéro de téléphone, ainsi que d’’une adresse email professionnelle, tout en étant salarié de l’association Voyage inter associations (VIAS). Grâce à ce statut d’employé associatif, il bénéficiait d’un emploi jeune, pris en charge par l’Etat à hauteur de 80% du Smic. Soit, concernant Bertrand Delprat, sur un peu plus de sept années, une aide totale d’environ 91 000 euros. Or il était strictement interdit aux entreprises de recourir à des emplois jeunes.
Couverture du rapport de Biotope sur l’état initial du site, en 2006.
Si ce litige sort aujourd’hui de l’anonymat c’est parce que Biotope est l’un des principaux bureaux d’études impliqués dans le développement du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Depuis 2003, ses collaborateurs ont rédigé une grande partie des évaluations environnementales du site menacé par le projet. En ce début d’été 2013, il vient de proposer à AGO, la filiale du groupe Vinci concessionnaire de l’aérogare, une nouvelle façon de compenser les dommages environnementaux du chantier à venir –la précédente méthodologie a été invalidée par les experts scientifiques sollicités par l’État.
Or c’est Bertrand Delprat qui était responsable pour Biotope du rapport sur l’état initial du site, en 2006, pour sa partie consacrée aux oiseaux et aux reptiles. Son nom figure dans la liste des spécialistes qui signent le rapport commandé par la direction départementale de l’équipement (DDE) de Loire Atlantique, en vue de la déclaration d’utilité publique du projet. Loin d’être une simple petite main sur le terrain, Bertrand Delprat est désigné comme « expert faune » habilité à encadrer les personnes établissant l’inventaire de la faune et de la flore, dans une lettre de mission de la DDE du 6 juin 2005. Il effectue alors deux semaines de prospection sur le terrain, et réalise près de 80 heures d’écoutes d’oiseaux.
Pour Bertrand Delprat, qui est aujourd’hui à la tête d’un bureau d’études : « On a confié un dossier aussi complexe et aussi sensible à un emploi jeune dans une agence de voyages ! ». Ses bulletins de paie de l’époque attestent de son rattachement à la convention collective des agences de voyage. L’objet officiel de l’association VIAS était en effet l’organisation de voyages d’études de la nature, et la réalisation d’études. Sa présidente, Anne-Lise Ughetto, est par ailleurs directrice adjointe de la société Biotope, et l’épouse du directeur général du bureau d’études, Frédéric Melki. Le siège des deux structures se trouvaient dans le même bâtiment (mais avec deux adresses différentes), à Mèze dans l’Hérault.
Dans son rapport d’avril dernier surl’incidence du projet d’aéroport sur la zone humide (voir ici), le collège d’experts scientifiques mandaté par l’État pointe l’insuffisance du rapport de 2006 sur l’état initial et sa « caractérisation initiale insuffisante de la biodiversité ». En particulier, il regrette que l’importance des oiseaux, des chauve-souris et des reptiles présents sur la zone ait été sous estimée.
Cette analyse est partagée par le conseil national de la protection de la nature (CNPN) qui s’inquiète du sort du pluvier doré, un oiseau migrateur, et demande de nouveaux inventaires. La préfecture doit publier des arrêtés de dérogation à la protection d’espèces protégées pour que puissent démarrer les travaux de l’aérogare et de sa desserte routière.
Pour Bertrand Delprat, le montage des emplois jeunes « ne signifie pas que le travail a été mal fait, mais crée une suspicion certaine sur la rigueur et l’honnêteté du travail mené dans le cadre de la réalisation des dossiers réglementaires liés au projet d’aéroport ». Pour autant, il ne pense pas avoir bâclé sa tâche, ne se souvient pas avoir manqué de temps. Pour l’état initial, quatre autres personnes de Biotope ont collaboré au rapport sur d’autres sujets (habitat, flore, amphibiens…).
L’association VIAS a été dissoute fin 2007, après le licenciement de Bertrand Delprat, et alors que s’éteignait le dispositif des emplois jeunes. Son ancienne présidente, Anne-Lise Ughetto, répond par écrit : « aucun des éléments produits par Delprat ne vient apporter la preuve irréfutable de la véracité de ses affirmations » et que « le litige pendant devant le conseil des prud’hommes de Nantes ressort comme un moyen de justifier un comportement déloyal en matière de concurrence » entre leurs deux entreprises.
Son époux, dirigeant de Biotope, Frédéric Melki, ajoute : « Biotope a fait appel occasionnellement à VIAS comme sous-traitant et Bertrand a peut-être réalisé une petite mission ornithologique pour Notre-Dame-des-Landes dans le cadre d’une sous-traitance (quelques journées de sous-traitance en 7 ans !) ».
Sauf que le recours à la sous-traitance est très encadré dans le cadre de contrats publics. Il doit être déclaré et accepté par l’organisme public à l’origine de l’offre, en l’occurrence la DDE. Or selon les documents présentés par la défense de Bertrand Delprat devant les prud’hommes, Biotope n’a jamais sollicité l’accord de l’Etat à ce sujet. « Mais c’est logique, l’objet de VIAS est de faire des voyages : vous imaginez dire à l’acheteur public que tout ce qui été fait dans le cadre de ce marché public l’est par une association qui fait des voyages ? » a affirmé Franck-Olivier Ardouin, l’avocat de Bertrand Delprat devant les juges. Pour lui : « Notre-Dame-des-Landes a été étudié avec un sous-traitant non homologué par la commande publique ». De son côté, Frédéric Melki assure que « tout est extrêmement carré du point de vue contractuel sur ces sujets » et que cette affaire est « très simple juridiquement mais très chargée d’affect ».
« Un peu sur la brèche »
Plaquette de présentation de Biotope.
VIAS n’est pas la seule association liée à Biotope à être intervenue sur le dossier de Notre-Dame-des-Landes. Il y avait aussi l’Association pour la connaissance et l’étude du monde animal et végétal (Acemav). En 2002, elle a réalisé une mission d’expertise écologique sur le site du projet d’aéroport.
Cette association, elle aussi dissoute aujourd’hui, employait, elle aussi, des emplois jeunes. L’un d’entre eux, qui a également planché sur la zone du projet d’aéroport, joint par Médiapart, raconte qu’il apparaissait « comme Biotope dans les rapports », et que pour justifier ce montage, la direction expliquait « qu’on était en concurrence avec des organismes non assujettis à la TVA, comme les associations, et que c’était une forme de rééquilibrage ». Il se souvient d’une société « un peu sur la brèche pour la trésorerie ».
Sollicité par Médiapart, Thomas Menut, ancien dirigeant de l’Acemav, également fondateur et associé de Biotope s’emporte au téléphone : « Si vous croyez que je vais tout étaler et tout vider mon sac…je n’ai pas d’explications à vous donner, et je ne suis pas certain que ce soit votre rôle d’étaler tout ça. Si vous voulez jouer les détectives, j’ai le droit ne pas vous répondre ».
Selon l’avocat de Bertrand Delprat, une dizaine de personnes ont « travaillé ouvertement comme Biotope pour Biotope » tout en étant officiellement employées par une ou l’autre de ces associations.
Ces révélations mettent en doute la rigueur des études préalables au transfert de l’aéroport. L’état initial du site a-t-il été réalisé en infraction avec la loi ? Si oui, peut-il encore être considéré comme valide, et comment vont réagir les pouvoirs publics ? La question est de nature juridique mais pas seulement : c’est aussi un enjeu de confiance entre les parties dans un dossier aussi conflictuel et aussi contesté. Difficile d’accepter qu’un contrat de concession d’environ 500 millions d’euros, signé pour 55 ans, se fonde sur une expertise élaborée dans des conditions douteuses.