Tribune de Catherine Bassani dans the Dissident : Libertés fondamentales et droit de l’environnement, l’exemple de l’eau

« La Terre est bleue comme une orange », disait Paul Éluard, et bleue comme l’eau vive, et vive la liberté…

Écrire sur la Liberté ? Oui, avec plaisir, mais il y a mille façons d’aborder ce sujet essentiel. Il me faut choisir… et choisir, c’est renoncer. Et renoncer, c’est contraire à l’idée que je me fais de la liberté. Insoluble. Ah tiens, insoluble, « qui ne peut se dissoudre dans l’eau ». Mais oui, bien sûr ! Je vais écrire sur l’eau.

Paradoxalement, l’image qui me vient à l’esprit est celle du désert, ou plutôt des déserts que je connais : Qatar, Iran, Australie, Maroc, Tunisie. Et des peuples qui y vivent. Et de leur respect fondamental pour l’eau. En Tamasheq, il n’y a qu’un mot pour dire l’eau et la vie : on dit « aman ». Je ne sais pas comment on dit Liberté, mais, dans le désert, le sentiment de liberté peut être prodigieux, à une seule condition : avoir de l’eau. Voilà, j’y suis. Le lien entre la liberté et l’eau, ça coule de source…
L’eau, première ressource vitale, est aussi précieuse pour les peuples qui en manquent, qu’elle est banale pour nous qui en disposons à profusion. Tellement banale que nous avons réussi à polluer 80 % de nos réserves naturelles, y compris les nappes sous-terraines.
L’eau n’est pas une marchandise. C’est un bien public. L’accès à l’eau pour tous a été reconnu comme un droit de l’Homme à l’ONU en juillet 2010. Pourtant, 8 millions de personnes meurent chaque année du manque d’eau potable, 1,5 milliard de personnes n’y ont pas accès, alors que neuf pays disposent de 60 % des réserves mondiales[1]. Même en France, les chiffres sont alarmants : 300 000 personnes n’ont pas accès à l’eau courante, et 2 millions ont de grandes difficultés à payer leurs factures d’eau. Dè lors que la première ressource vitale n’est pas assurée à chacun-e, les grands discours sur les libertés fondamentales tournent court…

L’accès à l’eau dans le monde : un enjeu de pouvoir…

La liberté est une forme de pouvoir : le pouvoir d’agir, de choisir. Certes, on ne choisit pas son pays, son milieu social, ni les épreuves de la vie, mais chacun-e peut exercer sa liberté dans sa manière d’y faire face. En revanche, il existe une autre forme de pouvoir, au sens de domination, qui consiste non pas à agir pour exprimer sa propre liberté, mais à restreindre la liberté d’autrui.

Dans toutes les guerres, l’accès à l’eau est une arme de domination et de destruction. On le voit dans le conflit qui s’enlise entre Israël et la Palestine. D’ailleurs, on utilise bien le terme de « territoire occupé » pour signifier que les peuples « occupés », par définition, n’y sont pas libres. Prendre le pouvoir sur l’eau, c’est retirer du pouvoir à l’Autre, jusqu’à le priver de sa liberté, voire de sa vie.
Dans un article du Figaro en date du 8 avril 2018, on peut lire : « Israël coupe l’eau potable à Gaza, sans préavis ». Mais on pourrait trouver de nombreux exemples de conflits dont la véritable cause est l’accès aux ressources naturelles, qu’il s’agisse de l’eau, des énergies fossiles ou des métaux rares.
À l’inverse, la « paix sociale » est assurée par le partage équitable de l’eau, comme en témoignent les traditions de coopération du Maghreb, dans le Grand Erg oriental du Sahara tunisien, par exemple, ou encore à Figuig au Maroc[2] : « Dans la situation écologique difficile imposée par le milieu aride, dans un espace oasien par définition artificiel où l’adaptation au caractère aléatoire des phénomènes naturels était gage de survie, la répartition de l’eau devait obéir, non seulement aux contraintes des techniques et de la productivité, mais aussi aux logiques sociales complexes. Dans ce sens, l’équité du partage, toute relative qu’elle était, devait être établie sur des bases juridiques précisément instituées et reconnues par tous. » On comprend ici que la liberté de chacun est conditionnée par celle des autres, et que l’accès à l’eau en est la mesure, au sens propre.

Et un enjeu économique majeur

Même en dehors des périodes de conflits politiques entre pays, les enjeux économiques liés à l’eau sont tels que sa captation par des intérêts privés est devenue monnaie courante, comme en témoignent les nombreuses marques d’eau minérale ou « de source » qui se vendent en moyenne 300 à 600 fois plus cher au litre que l’eau du robinet. L’eau n’est pas une marchandise, pourtant elle est au cœur d’un marché très lucratif, cherchez l’erreur…
Nous polluons l’eau, puis nous payons pour la rendre potable, puis nous l’utilisons pour tous nos besoins, y compris laver nos voitures ! Oui, nous lavons nos voitures avec de l’eau potable, sans sourciller… C’est dans le regard incrédule d’un bédouin à qui l’on explique cela, que l’on prend soudain conscience de cette aberration. Et ce n’est pas tout : au final, nous ne buvons pas l’eau du robinet, pourtant soumise à 54 paramètres de sécurité, car la publicité nous incite à lui préférer l’eau en bouteille. Il y a de quoi rire de nos comportements, comme le fait brillamment Franck Lepage[3].
Mais nous achetons aussi de l’eau en bouteille parce qu’on nous vend un rêve de Jouvence : les publicitaires déploient des trésors d’imagination pour vendre de l’eau « minérale » ou « de source », donc de l’eau pure, non transformée, autrement dit la marque elle-même reconnaît qu’elle n’y apporte aucune plus-value, si ce n’est la promesse de jeunesse éternelle ! Mais ce n’est pas tout : l’eau est conditionnée dans des bouteilles plastiques qui altèrent sa pureté, comme le dénoncent les dernières études sur le sujet[4].
Je l’ai déjà dit : il est impossible d’éprouver un sentiment de liberté quand on est privé d’eau. Mais que dire d’une société qui la gaspille ? Est-elle plus libre ? A-t-elle choisi de s’aliéner à d’autres « valeurs » en négligeant ce qui lui est vital ? Je pense souvent à cette remarque adressée à Albert Camus par René Char : « l’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant »

De la notion de « biens communs »

Pour le politologue et économiste italien Riccardo Petrella, le bien commun est « ce qui fait vivre les sociétés »[5]. Cette notion, qui interroge aussi celle de propriété, serait notamment liée à la prise de conscience progressive de l’existence d’un patrimoine commun de l’humanité. On parlera alors plutôt de biens communs, au pluriel[6]. Or, s’il faut identifier une ressource naturelle emblématique de cette définition des biens communs, c’est l’eau qui vient en premier à l’esprit[7].
Mais quel rapport entre les biens communs et la liberté ? Comme l’explique Odile Chabrillac dans Âme de sorcière[8], la remise en cause des « communs » au profit de la propriété privée coïncide avec la période sombre de la chasse aux sorcières. Au XVe siècle, un vaste mouvement de privatisation et de répression des libertés va toucher principalement les femmes libres, premières usagères des communs. Or, de femme libre à sorcière, il n’y a qu’un pas ! Les sorcières sont porteuses d’un savoir riche et multiple, qui dérange et bouscule l’ordre établi. Pourquoi les a-t-on massacrées au XVe siècle ? Pourquoi a-t-on cherché à les rendre laides et mauvaises ? Car elles ont osé être libres, défier l’église, l’autorité (patriarcale en particulier) et l’idée même de propriété.

Pas de libertés sans droits, pas de droits sans accès à l’eau !

Parmi les libertés fondamentales (ou droits fondamentaux), il y a le droit à la santé[9], étroitement lié au droit de l’environnement. Les droits dits « de troisième génération », sont par exemple énoncés dans la Charte de l’environnement[10], qui affirme le droit de chacun de « vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » et qui consacre la notion de « développement durable » et le principe de précaution.
Il n’existe donc pas de libertés fondamentales sans droit à un environnement sain, qui permet de rester en bonne santé. C’est ainsi qu’est né le concept de Santé environnementale : il s’agit de développer des environnements de vie propices à la santé.

Selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « La santé environnementale comprend les aspects de la santé humaine, y compris la qualité de la vie, qui sont déterminés par les facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psychosociaux et esthétiques de notre environnement. » L’OMS préconise de considérer la santé comme un indicateur de réussite dans toutes les politiques publiques, et notamment pour mesurer la réduction des inégalités sociales[11]. Et là encore, l’accès à l’eau et notamment l’eau potable, premier « bien commun », mais aussi premier indicateur de l’efficacité d’un système de santé, est un droit fondamental, donc une liberté fondamentale.
Préserver l’eau et la rendre accessible à toutes et tous : voilà un combat essentiel à mener au quotidien. Nous devons lutter pour conserver (ou reconquérir) un environnement sain, qui protège l’eau mais aussi l’air, les sols, les aliments qui y sont produits, pour garantir l’un des droits humains fondamentaux, la santé, et permettre ainsi l’expression des libertés fondamentales de chacun-e.
La liberté, force de vie ! Celle des libertaires et des artistes, revendiquée haut et fort, bien sûr, mais aussi la vôtre ou la mienne, ou celle des générations futures, qui dépendent tragiquement de notre capacité collective à coopérer, à partager les ressources vitales, à préserver notre planète, « bleue comme une orange » disait Paul Éluard, et bleue comme l’eau vive, et vive la liberté !

 

[1] Lire sur le site d’AVSF : « Un accès à l’eau pour tous », d’Emmanuel Poilane, https://www.avsf.org/fr/posts/1524/full/un-acces-a-l-eau-pour-tous ; et Jean-Louis Rastoin, Le Système alimentaire mondial, Quae édition, 2010. http://www.quae.com/fr/r966-le-systeme-alimentaire-mondial.html
[2] http://journals.openedition.org/mcv/2016
[3] https://www.youtube.com/watch?v=hI6pwL-516o
[4] https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/0301441278460-du-plastique-retrouve-dans-de-leau-en-bouteille-2161417.php
[5] Ricardo Petrella, Le Bien commun : éloge de la solidarité, Quartier libre, Labor, 1996.
[6] https://blogs.mediapart.fr/edition/camedia/article/051114/le-bien-commun-ou-les-biens-communs
[7] https://www.frequenceterre.com/2015/11/17/cop-21-leau-un-bien-commun-a-proteger/
http://www.liberation.fr/evenements-libe/2017/01/04/l-eau-marchandise-ou-bien-commun_1537677
[8] Odile Chabrillac, Âme de sorcière : ou la magie du féminin, Solar, 2017.
[9] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/citoyennete/definition/droits-libertes/que-sont-libertes-droits-fondamentaux.html
[10] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/veme-republique/heritages/quels-sont-principes-droits-devoirs-consacres-par-charte-environnement-2004.html
[11] http://apps.who.int/gb/archive/pdf_files/EB107/fe9.pdf

Catherine Bassani-Pillot

Secrétaire régionale d’Europe Écologie les Verts Pays de la Loire, Catherine Bassani est aussi déléguée Santé environnementale de la Ville de Nantes et coprésidente du troisième plan national Santé Environnement pour le réseau français des villes santé de l’OMS.