L’ex-métallo Édouard Martin rend son tablier européen

Nous vous relayons cet article de Cécile Réto paru dans Ouest-France :

Son dossier pour Pôle emploi est presque bouclé. « J’ai quatre enfants ; je suis prêt à repartir en usine », fanfaronne Édouard Martin. Les hauts-fourneaux de l’aciérie de Florange (Moselle), où il a pointé pendant trente-quatre ans, ont pourtant cessé de fumer depuis belle lurette. Et aucun patron lorrain ne sera assez kamikaze pour recruter cet ouvrier poil à gratter de 55 ans. Personne, ici, n’a oublié la gouaille de « Doudou », le syndicaliste CFDT qui a crevé le petit écran pendant les grèves de 2012.

Édouard Martin ne l’écrira pas sur son CV mais, attablé au bar du Parlement de Strasbourg, il le jure « Je suis toujours le même, je vois toujours mes anciens copains d’usine. » Le même homme ? Pas tout à fait pourtant. Propulsé dans les entrailles de l’Europe, le gaillard avoue s’en être « pris plein la gueule ».

Il y a d’abord les coups bas, durant la campagne de 2014. À Solférino, on se gausse de cette « belle prise »Localement, son ennemie jurée, l’UMP Nadine Morano, ne se prive pas de railler ce « vendu au PS ». Le président Hollande a pourtant échoué à empêcher la fermeture de l’aciérie de Florange aux 3 300 ouvriers. « Martin va à la soupe ; il avait déjà négocié sa place », accuse aussi Florian Philippot, le candidat Front national.

Édouard Martin en fulmine encore « Quand on est venu me chercher pour devenir eurodéputé, j’ai refusé. Ce sont les gars du syndicat qui m’ont convaincu d’y aller, pour continuer le combat en leur nom. » Mais la victoire a un goût amer : il est le seul survivant socialiste dans la circonscription de l’Est, laminée par le Front national.

Avec un CAP pour seul diplôme, l’ex-métallo se sait attendu au tournant, au Parlement. « Pas par les étrangers, que ça ne choque pas, mais par les Français : beaucoup adorent nous infantiliser, nous, les bêtes de somme. Comme s’il fallait avoir bac + 52 pour comprendre les dossiers. » Les mots d’une collègue croisée le premier jour à Strasbourg lui nouent encore la gorge « Monsieur Martin, vous n’avez pas mis votre bleu de travail aujourd’hui ? »

Il l’avoue, il était « un peu paumé » en débarquant dans le rutilant bâtiment. « Je posais des questions tout le temps. » Son espagnol maternel est une chance, mais ne suffit pas « J’ai dû prendre des cours d’anglais, tu parles d’une galère… »

« Faut pas le chercher, Édouard »

Il ne s’en serait pas sorti, dit-il, sans ses trois assistants, ses « chevilles ouvrières ». Eux maîtrisent les codes de l’institution, lui les rouages de la négociation. « Sauf qu’ici, on est dans la construction, pas dans la rébellion », observe l’eurodéputée Élisabeth Morin-Chartier. L’élue PPE (droite) siège à ses côtés à la Commission Emploi. Elle ne s’étend pas sur ses débuts « difficiles », mais admet qu’il a « vite compris que, faute de majorité, on n’arrivait à rien sans compromis » au Parlement. « Il a bossé », dit-elle.

« J’ai fait le job, je m’en vais », clame l’intéressé, avant d’avouer quelques frustrations « Qu’est-ce que c’est lent l’Europe ! Certains chipotent sur des virgules. »Sans parler du boulot « de dingue » fourni pour rédiger son rapport d’initiatives sur le développement durable dans l’industrie de l’acier… « Ça en jette ! On s’est tous fait avoir au début, s’amuse l’eurodéputé José Bové (Verts/ALE). Des rapports super, mais qui restent au fond des tiroirs. » Édouard Martin l’a mauvaise, mais il remet le couvert : avec deux amis, il vient de créer l’ONG Bridge vouée à « concilier industrie et développement durable ». Histoire de sortir son bébé des tiroirs…

Cinq ans pour rien alors « Ah non ! Je n’ai pas réussi tout ce que je voulais faire, mais j’ai remporté une sacrée bataille contre la Commission qui voulait reconnaître le statut d’économie de marché à la Chine. » Sa grande fierté. Il a pensé, dit-il, aux copains d’usines, « qui allaient tout perdre face à la main-d’œuvre à pas cher ».

Il rit encore en songeant à la tête de l’ambassadrice de Chine, venue le menacer à mi-mots, deux fois, jusque dans son bureau. Puis il soupire « Je craignais les lobbies mais, à ma grande surprise, la plus forte pression est venue de la Commission européenne. Pression polie, mais pression quand même. »

« Faut pas le chercher, Édouard »se gondole José Bové. Fin 2018, avec d’autres eurodéputés syndicalistes, les deux Français ont coupé les micros du Parlement pour soutenir les interprètes, en grève pour leurs conditions de travail. « Édouard a appuyé sur le bouton : c’est lui qui a été le plus sanctionné. »Huit jours sans indemnités ni réunions. Mais les interprètes ont gagné.

Chez les Martin, la grève n’est pas une affaire de famille. Édouard l’Andalou se souvient, à son arrivée en France à 8 ans, de son père ouvrier de la sidérurgie, qui courbait l’échine face aux petits chefs. « Il avait fui le franquisme, il ne voulait pas d’histoires. Quand je me suis engagé au syndicat, à 26 ans, il m’a passé un savon. C’était un taiseux mon père, avec cette pudeur à la con » qui fait qu’il n’a jamais osé dire à ses six enfants combien il les aimait. Édouard Martin a su plus tard, par un cousin, qu’il était fier de le voir candidat pour l’Europe. « Il est parti un mois avant mon élection, mais il savait, c’est l’essentiel. »