Comme dans toute l’Europe du Nord-ouest, les élections françaises pour le Parlement européen ont été marquées par de bonnes nouvelles : participation en hausse, populismes contenus, poussée des Verts. Tâchons de mesurer les spécificités françaises, et risquons quelques généralisations[1].
- La hausse de la participation (+8 %)
Tout se passe comme si, pour la première fois depuis longtemps, les élections européennes étaient apparues comme « des élections importantes ». Il y a, à cela, de bonnes et de mauvaises raisons.
Mauvaises raisons : la « nationalisation de l’enjeu ». Le scrutin était à la proportionnelle nationale, et non plus par circonscription, ce qui permettait aux médias de personnaliser l’enjeu à travers les « têtes de liste ». Ces têtes de liste, à l’exception de Yannick Jadot (EELV) présentaient ces élections comme une revanche ou une confirmation de l’élection présidentielle de 2017. Ça ne leur a pas toujours porté chance, mais a mis du piquant dans la campagne.
Au final, les grands vaincus de la campagne furent pourtant de ceux qui appelaient au « referendum anti-Macron », plus qu’à un débat sur les politiques européennes. Le Président Macron sut en effet présenter l’affrontement français comme un débat de dimension européenne entre les « populistes » (le Rassemblement National de Marine Le Pen à l’extrême droite, et à l’extrême gauche : La France Insoumise) et les « progressistes » (son parti, La République En Marche). Défi accepté, évidemment, par Marine le Pen et son premier de liste, et qui leur permit de reproduire presque exactement leur score du premier tour de 2017… mais en inversant le classement (RN : 23,34%, LREM : 22,42%, alors qu’en 2017, au premier tour, Le Pen : 21,3 %, Macron : 24%). A l’inverse, les partis des candidats arrivés 3e et 4e en 2017 (Les Républicains, droite gouvernementale, avec 20%, et La France Insoumise de JL Mélenchon avec 19,6%) ont connu une défaite sévère, faute, entre autres défauts, de discours clairement pro-européens : 8,5% pour LR et 6,3% pour LFI.
En réalité, le plafonnement des votes du RN et de LFI était perceptibles dès l’élection de 2017, qui a révélé une France « euro-mécontente mais pas europhobe »[2]. Le RN l’a parfaitement compris, qui jure dorénavant n’être ni pour la sortie de l’Union, ni pour la sortie de l’euro, et fait référence à l’attitude de « fermeté à l’égard de Bruxelles » de Salvini et Orban. En proposant de « sortir des traités » (la reprise directe du « plan B » proposé en 2017 : quitter l’UE), JL Mélenchon condamnait sa tête de liste, Manon Aubry, honorablement connue en tant que militante d’ONG internationalistes (Médecins du Monde, Oxfam), et dont la sensibilité imposa (mais trop tard) des formulations plus modérées mais évanescentes : « Sortir des traités sans sortir de l’UE » (sic), « désobéir aux traités »…
Désobéir ? mais c’est le comportement, on l’a vu, de Salvini et Orban, qui piétinent les valeurs de l’UE, ou des gouvernements français de gauche et de droite, qui n’ont jamais eu la religion des « 3 Punkt 0 % » de déficit budgétaire. Les mésaventures du Brexit semblent avoir vacciner l’Europe contre la « sortie » : maintenant, l’Europe, on y reste et on fait un peu ce qu’on veut. Ce qui est une base dangereuse pour la construction européenne, mais explique la nette régression des position europhobes « sortistes », dans toute l’Europe. En France, outre LFI, il n’y a plus que de petits partis de droite en faveur du Frexit. Et encore ! LFI se défend maintenant d’être pour la sortie.
Plus positivement encore : l’Europe commence à représenter une protection, non plus contre des guerres intra-européennes, mais face à un monde extérieur hostile où dominent « démocratures » et nationalismes : la Chine, la Russie, et même les USA. Malheureusement, elle ne représente toujours pas une protection suffisante en matière sociale ni écologique, alors qu’elle est objectivement plus avancée sur ces deux chapitres que ses concurrents.
- L’échec du populisme de gauche
La victoire électorale du RN ne doit cacher ni une certaine érosion, en pourcentage (-1,5%), par rapport à l’élection de 2014, ni sa progression de centaines de milliers de voix (le nombre de votants ayant considérablement augmenté). Le RN, avec son discours sécuritaire, sa xénophobie et sa personnalisation, apparaît adéquat à sa propre base sociale : la classe ouvrière précarisée et la petite-bourgeoisie traditionnelle menacées par la mondialisation. Cette adéquation est appelée par la presse « populisme », qui fait sens quant au style de représentation politique. Mais c’est terriblement confusionniste quand « populisme » devient un euphémisme pour « extrémiste » et « anti-européen ». Telle est la manœuvre idéologique, promue par les macronistes, pour mettre RN et LFI dans le même panier. Ce qui est inadmissible.
La France Insoumise est « de gauche », en ce qu’elle anti-raciste, pour le progrès social et même, de plus en plus, du point de vue écologiste. Mais, comme le RN, comme E. Macron, comme la tête de liste de EELV Yannick Jadot, elle récuse l’appellation « de gauche », et affirme que l’opposition droite / gauche , celle du XXe siècle (disons : conservatisme social et libre entreprise contre libéralisme culturel et législation sociale) est dépassée. Mais par quoi ?
Avant de répondre à la question, rappelons que « populisme » est un terme des années 1930-1950, et désigne alors une force politique dont le leader représente « le Peuple » face à des « élites » du monde des affaires et de l’appareil d’Etat supposées coupées du Peuple. Franklin Roosevelt (aux USA), Lazaro Cardenas (Mexique), Getulio Vargas (Brésil), et Juan Peron (Argentine), furent qualifiés de « populistes », et ils prirent des mesures sociales « de gauche », économiquement dirigistes, anti-libérales.
La définition vaut toujours, mais avec une modification importante : les populistes des années 30 s’appuyaient sur, ou construisirent, des vastes corps intermédiaires : des syndicats, des corporations. Au contraire, les « populistes » de nos jours s’affranchissent des corps intermédiaires, comme s’ils réduisaient le péronisme à sa fameuse « politique du balcon » (son art oratoire), tribunes et télévision remplaçant les balcons. A cette différence (capitale) près, le RN et LFI s’inscrivent, quant à la forme, dans la tradition populiste. Et E. Macron aussi, lui qui a construit sa candidature, hors partis, dans une tournée de « dialogue avec la France profonde », et qui gouverne « verticalement » en méprisant les corps intermédiaires.
Cette forme de néo-populisme est donc fort répandue à gauche, à droite, au centre. Son succès vient de la crise de la représentation politique, dont un déterminant majeur est l’inadéquation entre l’espace politique (qui reste essentiellement national) et l’espace économique (mondialisé mais principalement européen). La politique représentative nationale se retrouve impuissante. Cette impuissance suscite soit une aspiration à une vraie politique européenne (à laquelle André Gorz appelait le mouvement ouvrier dès les années 60[3]) soit l’appel à un leader fort qui sera en remontrer à « Bruxelles » : d’où le succès des Orban et des Salvini. Il est dès lors compréhensible qu’une poussée en faveur du cadre européen s’accompagne d’un coup d’arrêt à la progression des populismes.
Mais il existe une racine plus profonde à l’effacement des corps intermédiaires : la fragmentation même de la société, du fait du libéralisme économique, qui réduit tendanciellement tous les individus à de simples vendeurs de leur propre force de travail, alors que 150 ans de conquêtes sociales avaient organisé la société comme un lieu de de dialogue et de compromis entre catégories sociales organisées. Le mouvement des Gilets Jaunes, en France, est la première insurrection contre cette « ubersation sociale », c’est à dire contre un capitalisme sans organisation collective du salariat[4]. C’était déjà le cas au XIXe siècle, et cela engendra en France le « bonapartisme » (celui de Napoléon III), dont Marx a écrit qu’il est typique d’une société structurée « en sac de pommes-de-terre »[5].
Mais si la forme néo-populiste est proche du bonapartisme en ce qu’elle suppose la désorganisation du « peuple », alors il est adéquat au RN qui prône une forme de « Führerprinzip », économiquement dirigiste et xénophobe, mais ne peut convenir ni au centrisme de E.Macron (qui défend au contraire la libéralisation économique) ni à une force « de gauche »… censée défendre d’abord la démocratie et l’auto-organisation du « peuple ». Malgré les mises en garde de Chantal Mouffe, ancienne gramsciste qui appelle le populisme de gauche à « construire le peuple » (avec ce que cela suppose d’organisations de masse et de débats)[6], la forme néo-populiste apparaît radicalement inadéquate à une force prétendant mettre de l’ordre (un ordre construit par le peuple et pour le peuple) dans le rapport salarial et dans le rapport de l’Humanité avec son environnement.
Cette contradiction a éclatée aux élections européennes : la France Insoumise , malgré tous ses efforts, n’a rien capté du mouvement des Gilets jaunes et semble s’être effondrée sous le poids de ses contradictions. Dans le même temps, l’effondrement du Mouvement des Cinq Etoiles en Italie exprime l’incohérence logique à prétendre gouverner en se déclarant anti-système, en prônant la désobéissance et l’insoumission.
Le populisme de gauche prétend sortir de ces contradictions par des références à Carl Schmitt, le philosophe « völkisch » (populiste) du droit, qui fournit sa base théorique au régime nazi. Certes, la critique du libéralisme par Carl Schmitt avait de quoi satisfaire « la gauche ». Mais ses deux thèses constructives posent problème :
- Que la souveraineté est la capacité de décider en état d’exception. C’est la base théorique du discours de l’insoumission, mais nous avons vu qu’elle peut servir dans le sens « il n’y a pas de règle », et donc plutôt au profit du libéralisme, au détriment du social et de l’écologie, car les questions écologico-sociales supposent au contraire plus de règles collectives, à un niveau supranational[7].
- Que le peuple se construit en définissant ses «ennemis » : en général « la ploutocratie », la « technocratie », etc. Or une politique fondée non sur l’amour de ce qu’on veut construire mais sur la haine d’un ennemi, supposé responsable de tout, est éminemment susceptible de « se tromper d’ennemis » : les immigrés, la Banque Rothschild (« parce que juive ») etc. Le discours, à la limite de l’hystérie contre « Macron-Rothschild, haï, haï, haï », a fini par desservir le « populisme de gauche » auprès d’un électorat qui, à gauche, dénoncerait les rapports sociaux plutôt que des individus.
- Le succès (embryonnaire) des écologistes
Comme dans toute l’Europe du nord-ouest, l’écologie fait au contraire un bond en avant. La campagne a été marquée par d’immenses manifestations et des grèves de la jeunesse pour sauver le climat : la nouvelle génération est la première consciente que la crise écologique n’est plus l’affaire des « générations futures », mais de sa propre survie. Cependant, ce succès n’est pas du tout à la mesure de l’urgence. Avec 13,5 %, EELV gagne 4,5 % par rapport à 2014, mais reste 2,8 % en dessous du score de 2009. Il n’y a pas de quoi pavoiser…
Premier handicap de la liste Jadot : du jour au lendemain, tous les partis se sont proclamé « écologistes », ce qui a diminué la « différence » EELV. Trois élus importants de la liste de 2009 ont même rallié la liste macroniste. Second handicap : pendant presque une décennie, la direction de EELV a « collé » à la social-démocratie pour obtenir des postes électifs, et de nombreux cadres ont quitté le navire pour se rapprocher du parti au pouvoir, tantôt le PS, tantôt LREM, provoquant une véritable crise intellectuelle et morale[8].
Le premier mérite du redressement des Verts français revient donc à une reconquête de l’autonomie, notamment de la part de la tête de liste Yannick Jadot, contre les appels constants des médias à se fondre dans une liste d’« unité de la gauche ». Bien leur en a pris : le plus significatif, dans ces 13,5 %, est qu’ils écrasent littéralement une « gauche » du XXe siècle, discréditée par son retard historique à comprendre les enjeux écologiques (PCF : 2,5%, moins que le Parti animaliste), par son ralliement au libéralisme (PS : 6,2%) ou au populisme de gauche anti-européen (LFI : 6,3%). Même la scission la plus écologiste du PS, Génération.s, se présentant comme « écologiste de gauche », n’a obtenu que 3,3%. Le message des électeurs est clair : en plaçant EELV en position archi-dominante au sein des partis progressistes, ils ont affirmé qu’une gauche du XXIe siècle ne peut se reconstruire qu’autour de l’écologie politique (avec ses dimensions démocratique, sociale et environnementale), et que mieux vaut, pour la représenter, l’original que ces trop récentes copies, dont tous les leaders ont participé, quand ils étaient au gouvernement, au désastre productiviste.
Symétriquement, la tentative macroniste de rallier le vote écologiste en débauchant quelques ex-vedettes a complètement échoué. E. Macron s’était fait élire sur une position « et droite et gauche » mais n’a gouverné qu’à droite et contre l’écologie. Du coup, s’il a réussi à élargir sa base au détriment de la vieille droite de gouvernement, l’électorat socialiste qui l’avait rejoint en 2017 a reflué en 2019 vers… EELV, et pas vers le PS.
Ce succès de EELV est général. Une analyse géographique montre que EELV l’emporte dans les bastions de la petite -bourgeoisie intellectuelle comme dans les régions périphériques (en renouant son alliance avec les partis régionalistes), dans les vieux bastions républicains comme dans les régions catholiques récemment déchristianisées. Ce qui va poser à l’écologie l’immense problème de la construction de convergences populaires. Fort heureusement, la structure de l’écologie n’a rien de populiste : EELV n’est que l’expression politique (on pourrait même dire : en position subordonnée quant aux contenus), d’un vaste mouvement autonome de syndicats et d’associations plus ou moins écologistes, qui lui ont d’ailleurs fourni de nombreux candidates et candidats.
L’autre problème qu’aura à affronter l’écologie est celui des alliances politiques. Certes elle inclut les valeurs des gauches des siècles précédents : la démocratie, les droits de l’homme, la justice sociale… Cependant, dans la conquête de la majorité, elle aura besoin d’alliés, héritiers historiques de ces traditions. À rebours du populisme « schmittien », elle devra construire ses alliances à partir de son projet : la défense du Vivant, la promotion d’une société réconciliée avec elle-même et son environnement, en unissant les plus résolus, en ralliant les hésitants, en isolant les irréductibles productivistes. Une politique de la bienveillance.
Alain Lipietz
Économiste,
ancien député européen (Vert)
[1] Pour une analyse détaillée des résultats en France, voir http://lipietz.net/Le-Nouveau-Monde-apres-les-elections-europeennes
[2] Voir http://lipietz.net/La-question-europeenne-face-cachee-de-la-presidentielle-francaise
[3] Stratégie ouvrière et néo-capitalisme, Seuil, 1964.
[4] http://lipietz.net/Ecologie-politique-des-Gilets-Jaunes
[5] Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851
[6] Chantal Mouffe, Iñigo Errejon, Construire un peuple, Cerf, 2018
[7] http://lipietz.net/L-Europe-cadre-necessaire-de-la-transition-ecologique (également en espagnol)
[8] http://lipietz.net/De-Rugy-Place-et-les-autres-degats-irremediables (en anglais dans GEJ)